Pablo est professeur de philosophie vacataire dans un lycée de Sélestat. Il vit à Strasbourg. Pour financer ses études et rembourser ensuite son prêt étudiant, il est aussi livreur pour une plateforme numérique de livraison à domicile de repas.
Au début du confinement, il a essayé de rejoindre un couvent dans les Alpes pour pouvoir assurer la « continuité pédagogique » dans un contexte propice et calme. Mais ses efforts pour trouver un train ou un co-voiturage sont restés vains.
Il décide alors de reprendre les livraisons après ses journées de cours, pour prendre l’air et faire un peu d’exercice physique.
Marqué par la situation des SDF qu’il croise, il se dit qu’il peut peut-être se rendre utile en utilisant son statut de livreur. Après quelques échanges sur les réseaux sociaux dans un groupe de « Solidarité Coronavirus », naissent Les Vélos du Coeur.
Eli Ana dans le bureau de l'adjointe au Maire de Strasbourg en charge des affaires sociales, pour discuter de l'aide que peut apporter la communauté aux Vélos du cœur.
Les séminaristes de Redemptoris Mater cuisinent deux fois par semaine plus de 60 repas pour Les Vélos du Coeur. Tout est très organisé : chacun occupe un poste et en moins d’une heure 60 hamburgers ainsi que 60 barquettes de pommes de terre sautées sont prêts à être livrés.
L’ambiance est joyeuse. Les rires fusent.
Les Sœurs de Jérusalem, qui vivent au coeur de la ville de Strasbourg, ont installé un véritable atelier de fabrication de sandwichs. Elles produisent ainsi, une fois par semaine en alternance avec les moines qui vivent dans une autre aile du couvent, plus de 70 repas.
Aujourd’hui ce sont des sandwichs de jambon ou de rillettes de poulet pour ceux qui ne mangent pas de porc.
Une des sœurs me confiera un peu plus tard que cette action leur « fait du bien. Cela donne du sens de faire quelque chose ensemble pour aider les autres. Ça nous permet de sortir du stress du quotidien. Ça renforce les liens qui nous unissent. »
Une fois terminés, les sandwichs seront acheminés à l’Hôtel Eden où les dons sont centralisés chaque jour avant le départ en tournée des livreurs. Une partie des repas sera livrée à des hôtels qui hébergent des personnes sans domicile. Le reste sera distribué lors de la maraude à vélo.
Gaëlle vient de cuisiner 10 repas dans la petite cuisine de son appartement. Pablo doit venir les récupérer dans quelques minutes.
Elle est originaire de l’Ouest de la France et suit un cursus de scénographie à la Haute Ecole des Arts du Rhin.
Elle a découvert le projet sur les réseaux sociaux.
« C’est la deuxième fois que je cuisine. C’est motivant de cuisiner pour les autres. D’habitude j’ai plutôt du mal à me faire à manger. Là c’est différent. »
Isabelle est auxiliaire de puériculture. C’est donc tout naturellement qu’elle coordonne les opérations (récupération, recensement des besoins et distribution) liées à la petite enfance pour Les Vélos du Coeur.
Elle a aussi cousu pas mal de masques pour l’équipe. Dans un autre groupe, Mask’up, les bénévoles ont cousu 3 300 blouses pour le personnel hospitalier.
Au début du confinement elle se trouvait au Mexique avec son compagnon. Un peu abandonnés par les autorités, ils ont dû faire escale à New-York et Londres pour rejoindre la France.
Avertis des pénuries par des amis, ils ont pensé à faire des provisions de tissus avant leur retour...
Devant l’hôtel Eden qui héberge principalement des migrants sans domicile à l’initiative de l’État, Helidon « monte la garde » et profite des derniers rayons du soleil.
Il veille sur les vélos que les bénévoles des Vélos du Coeur ont posé le long du mur et qui s’affairent dans la salle à manger au fond de la cour. Dès qu’un passant fait mine de s’y intéresser il se lève et prévient : « Personne ne touche à ces vélos ! »
Raphaël et Julien (de gauche à droite) arrivent avec des pacs d’eau minérale récupérés plus tôt. L’eau est importante car les points d’eau potable sont très rares en ville.
Ils sont tous deux livreurs bénévoles réguliers des Vélos du Coeur. Raphaël est architecte depuis plus de 10 ans. Il envisage de se reconvertir dans la menuiserie.
Julien, lui, travaille dans le social en temps normal.
Dans la cour intérieure de l’hôtel les enfants jouent au foot. Noureddine (en rouge) est réceptionniste de l’établissement. Il profite de la présence d’Helidon devant l’hôtel pour s’accorder un petit moment de détente.
Cela contribue aussi à la sérénité des lieux. Les chambres sont en effet petites et les personnes hébergées sont souvent à deux ou trois dans quelques mètres carrés. Cette promiscuité ainsi que le désœuvrement peuvent être source de tensions.
Ainsi, le travail de réceptionniste évolue et intègre aussi des temps d’animation et de coordination logistique pour distribuer les repas aux personnes hébergées.
Avant le départ de la maraude, Raphaël regonfle les pneus de Marie, une autre bénévole. Ces moments de partage font du bien à tout le monde et les tensions du confinement retombent.
Martina a 7 ans. Elle est venue en France il y a 3 ans avec sa famille.
Ils sont originaires de Serbie.
Ils vivent à 7 dans deux chambres de 9 m2 dans l’hôtel Eden.
Elle est venue spontanément aider les bénévoles qui s’affairent dans la salle à manger de pour préparer les colis alimentaires.
C’est pour cette raison qu’elle a enfilé masque et gants.
Un peu plus tard, Isabelle lui confiera une boite de chewing-gum
pour qu’elle les distribue aux autres enfants de l’hôtel.
Elle prend cette responsabilité très au sérieux.
Sara a accouché il y a quelques jours à peine. Elle vit avec son époux et leur petite Asja dans cette chambre d’hôtel de 9m2.
Arrivés en France en août 2018, le couple attend encore la réponse définitive à sa demande d’asile.
Les quelques euros d’aide alimentaire qu’ils perçoivent par jour ne permettent pas d’acheter le lait maternel et les repas. Car ils ne peuvent pas cuisiner dans l’hôtel. Seul un micro-ondes est autorisé, ce qui ne permet que de réchauffer des plats déjà cuisinés beaucoup trop cher pour leur modeste budget.
Les restaurateurs qui proposent de la vente à emporter ou qui assurent des livraisons sont nombreux à offrir quelques repas de temps en temps. Certains sont des donateurs réguliers.
Pablo a sollicité ceux qu’il connaît bien en tant que livreur. D’autres se sont proposés spontanément en découvrant l’initiative.
Aujourd’hui, en partant pour la maraude, Pablo récupère 10 burgers encore chauds auprès d’un des restaurateurs qui participent à l’opération.
Pablo dépose discrètement le repas encore chaud et la bouteille d’eau à proximité de la personne. Il n’ose pas la réveiller. Le respect et l’humain sont ses motivations. Chacun comme il est. Sans jugement.
Parfois, les bénéficiaires en profitent pour échanger. C’est le
seul moment de la journée où un lien est établi, où les gens se parlent.
C’est un autre aspect de la violence du confinement pour certaines personnes déconnectées : l’absence de contacts humains.
Alors au bout de 10 minutes, lorsque la discussion se prolonge, les bénévoles prennent congé avec gentillesse en promettant de revenir le lendemain.
Sonia et Gwen, leurs sacs à dos pleins de repas et de bouteilles d’eau sillonnent la ville pour aller à la rencontre des personnes sans domicile dont elles connaissent à présent les « spots » habituels. Lorsque le groupe oublie un arrêt ou un détour, il y a toujours un bénévole pour remettre les choses en ordre : « Hé, attendez ! On a oublié Marcel là- bas... »
C’est aussi l’occasion de mettre à jour les informations. « Non, lui, ça fait trois jours qu’on ne l’a pas vu. Il a été pris en charge par le SIAO. »
On peut dire que Markus « habite » la rue. Son tapis, les fleurs, les tableaux et les livres humanisent sa situation de dénuement extrême et rendent accueillant son lieu de vie, objectivement impersonnel et froid : la rue.
Markus s’exprime en Allemand. Sa maîtrise du Français n’est pas suffisante pour échanger.
Il exprime les difficultés supplémentaires que génère le confinement. La première étant que faire la manche est devenu quasi impossible quand les rues sont désertes. Une autre concerne l’accès aux douches et aux toilettes, bien que la municipalité a fait des efforts pour maintenir certains lieux accessibles.
En attendant les bénévoles des Vélos du Coeur, les responsables de l’Hôtel de la Rue s’amusent au soleil.
Edson est un des fondateurs du squat qui est un peu sa « famille ». Il conçoit ce lieu comme un abri pour les plus pauvres, géré par les premiers concernés.
Il revient tout juste de quarantaine car il a été infecté par le virus. Sa situation s’est améliorée, mais il a quitté le centre d’hébergement pour personnes sans domicile infectées que l’État et la commune ont mis en place il y a 10 jours avant la fin de sa période d’isolement. Il ne pouvait pas laisser les siens sans les soutenir...
Certaines distributions se font en voiture, ainsi que la tournée des supermarchés du matin par exemple.
Aujourd’hui les bénévoles apportent un stock de vêtements pour femmes et enfants à l’Hôtel de la Rue.
Pour les vêtements homme il faudra patienter un peu bien que les besoins soient importants : l’appel lancé sur les réseaux sociaux la veille n’a pas encore permis de réunir suffisamment de vêtements.
Les résidents du squat organisent une visite à l’attention des bénévoles des Vélos de la Rue pour leur montrer comment ils fonctionnent et ce que deviennent les dons. Ici ils stockent les dons vestimentaires dans une des pièces de la cave du bâtiment.
Les vêtements sont lavés, triés et rangés avant d’être réutilisés.
Cette pièce n’est pas ouverte en permanence. Les résidents, lorsqu’ils ont besoin de vêtements, peuvent y accéder pour se servir. C’est une façon de réguler en temps de confinement, mais aussi de garantir une répartition équitable des dons entre tous.
Dans une pièce attenante ils ont installé une salle de sport, dans une troisième une grande salle de jeux et une bibliothèque pour les enfants.
À Strasbourg, le ballet silencieux des vélos est en train de transformer en profondeur le vivre ensemble en créant des liens forts, en renforçant le sentiment d’appartenance des personnes isolées par le confinement, en permettant à tous de contribuer selon leurs capacités et à tous de bénéficier selon leurs besoins.
Osons espérer que cet élan saura perdurer et se renforcer au-delà de la crise, au bénéfice d’une société plus inclusive.